Accoudé à la rambarde, une bouteille à la main, il regarde l’eau couler, paisible, sous le pont en bois. Derrière lui, au loin, résonne le carillon des cloches de l’église ; en passant devant quelques moments plus tôt, il y a vu un grand rassemblement, toutes les personnes présentes avaient ce sourire accroché aux lèvres, débordants de bonne humeur et de bons sentiments. Parfaitement écœurant. Première semaine de liberté, après ces deux années perdues, il erre déjà… peut-être que de nouveau serait plus approprié, pour un chat de gouttière comme lui,  n’ayant que ses seules ressources pour assurer sa survie. Un laissé pour compte, c’est ce qu’il est : un rejet de la nature, le fardeau d’une société qui a toujours de plus gros problèmes à régler que le sort d’un adolescent de 14 ans à qui on a fait comprendre que d’autres ont plus besoin que lui du lit qu’il occupe à l’orphelinat.

Quelques part dans J-Bay, il y a douze ans…
Il arpente les rues, s’y faufile, apparaît à un endroit, disparait aussitôt. Ça peut être l’étal d’un marché, ou bien la vitrine d’une charcuterie. Inaperçu, il se sert de cette faculté à double-tranchant pour commettre ses petits larcins. Et puis un jour, il est pris sur le fait, le propriétaire de l’épicerie le surprend mais au lieu d’avertir les autorités, lui propose de travailler pour lui pour rembourser le prix de ce qu’il a dérobé. Marché honnête en soi, un geste que Laszlo n’a jamais pu s’expliquer. Les premiers jours se passent plutôt bien, les premières semaines passent, si bien que l’homme à la chevelure grisonnante se prend d’amitié pour son nouvel employé. Il le prend sous son aile, lui donne le complément d’instruction dont il aura besoin pour se débrouiller dans la vie, survivre.

Le train se met en marche tranquillement, puis peu à peu, prend de la vitesse. Les paysages défilent, rien ne demeure plus d’une poignée de secondes dans son champ de vision, un peu comme les images de cette vie, le temps qui passe sans rien pour s’y accrocher. Il retourne à J-Bay, sans vraiment savoir pourquoi, dans cette ville qui l’a vu grandir, faire fausse route : il n’y a aucune attache depuis que ses parents sont morts, il pourrait être à des milliers de kilomètres de là s’il le voulait, s’il avait fait ne serait-ce qu’un pas, mais il ne l’a pas fait, et il ne semble pas déterminé à le faire. Il pourrait aller en Europe, il doit sûrement y avoir un reste de famille, du côté maternel, mais il ne se sent pas lié à ce pays un peu fantasque et irrémédiablement mélancolique qui l’a vu naître. Il ne se sent pas hongrois, pas réellement sud-africain non plus en fait. Le chemin de la gare à cette boutique, il le fait les yeux fermés, les rues ont longtemps été son royaume, il en a gardé une parfaite maîtrise. A l’angle de deux d’entre elles, sa vie un pris un tournant fondateur, quelques croisement plus loin, ironiquement, c’était de nouveau le chaos. Cette boutique, où il a vécu quelques années avec ce vieux bonhomme, quelqu’un d’autre l’a reprise, tout a changé, en l’espace de deux ans, il n’y a plus de traces de ce qu’avait été cette épicerie de quartier. Il n’entre pas, figé devant la vitrine de ce magasin, une librairie/papeterie. Il n’a plus rien à faire ici, alors il tourne les talons, sans un regard en arrière, et suit ses pas, comme il l’a toujours fait. Retour à la case départ.