L’assistance s’est levée dans un bruit sourd et la musique s’élève, solennelle pour l’instant qui est sur le point de se jouer ; derrière les portes en chêne de cette vieille église romane, il regarde la jeune femme qui se tient à ses côtés, majestueuse dans cette robe blanche, rayonnante pour ce jour qui est supposé être le plus beau de sa vie. Dans quelques secondes, ils descendront la fameuse allée et elle va rejoindre l’autel au bras de l’homme à qui elle a décidé de dire oui Lentement, d’un pas mesuré, il la conduit vers ce nouveau chapitre de sa vie, sous le regard ému de leur mère, debout au premier rang et qu’il va rejoindre dès qu’il aura accompli ce devoir qui aurait dû revenir au père de la brunette qui, aujourd’hui comme tant d’autres fois par le passé, brille par son absence.
Une pression sur la main le sort de cette torpeur dans laquelle la cérémonie l’a plongé ; elle ne dit rien mais elle sait. Il avait promis d’être là, de faire bonne figure, mais elle sait ce que ça lui coûte d’entendre ces mots, le traditionnel échange des vœux. Le regard doux de cette femme, qui malgré son âge avancé n’a rien perdu de sa beauté d’antan, rencontre le sien, un peu voilé. Ils n’ont pas besoin de mots pour se comprendre, ça a toujours été ainsi entre eux. Ses yeux parlent pour elle, il lui disent ‘je sais’ et il lui sourit.


L'air lui manque, cette salle où se tient le banquet devient trop oppressante. La mariée n'est pas dans son champ de vision, probablement en train de s'occuper des invités qui ont répondu présent. Le bar est désert, le repas est encore loin d'être terminé, ce qui lui laisse au moins trois quart d'heure de tranquillité. Avec pour seule compagnie un verre de scotch, il plonge de nouveau dans cette farandole aigre-douce d'images du passé qui s’entrechoquent et se succèdent.
Dans le voile cotonneux de fumée, l’ambiance est à la fête au son des bandoneons. Au comptoir, le regard dans le vague, hésitait à prendre un dernier verre avant de rentrer, à pieds, à l’hôtel où il séjourne pour le temps de ce tournage. Elle est apparue, bousculant ses pensées. Le groupe de tango vient de quitter la petite estrade et fait place à trois jeunes inconnus. Un chuintement s’élève dans l’assistance, personne ne semble avoir déjà vu ce trio se produire, les regards intrigués ne les lâchent pas. La voix de la jeune femme débute une ballade, vibrante. Son timbre de velours, un rien erraillé, l’enveloppe immédiatement, l’expédie dans un autre mond. Il la regarde, ne voit qu’elle, sa beauté atypique ; sa chevelure légèrement gaufrée, d’un châtain lumineux, sa peau laiteuse. C’est en anglais qu’elle chante, mélancolique.
Il se rappelle de cette soirée comme si c’était hier, la voix envoûtante, le regard malicieux quoiqu’un peu triste, cette peau si blanche, si douce, ce parfum fruité. Qu’est-elle devenue, Moira, depuis toutes ces années...

Elle n’a pas grandi avec lui, et pour cause, il était déjà presque indépendant lorsqu’elle est née, Isabel, mais ça ne fait rien. Sa naissance est le résultat d’une infidélité, mais peu importe, il n’y a toujours eu que cette tendresse fraternelle entre eux, que ce regard protecteur qu’il posait sur elle, cette complicité insoupçonée . Il l’embrasse sur le front avant qu’elle s’en aille en lune de miel, pimpante et fraîche comme la rosée du matin. Le crépuscule accueille les premières étoiles lorsqu’il est de retour à l’hôtel. Le lit est impeccablement fait, tout a été rangé pendant qu’il n’était pas là, les fleurs changées et une corbeille de fruits frais l’attend sur le guéridon de ce petit balcon privé. La chambre avait été réservée pour deux, ils devaient venir ensemble. « ¡ Claro que vamos a hacer este viaje! » Cette conversation lui revient en mémoire, il peut presque entendre sa voix, assurée et pleine d’énergie, lui affirmer qu’elle ne restera pas les bras ballants à attendre la dernière heure. « Maite sea razonable por una vez. » Peine perdue. Il n’a jamais fait le poids face à l’entêtement de la belle brune. Le Maroc, sur les pas de leur premier voyage ; c’était là qu’ils feraient leur dernier périple. La chambre de leur hôtel ressemblait un peu à celle qu’il occupe, avec un décor plus marqué par les trésors de l’orient. Accoudé à la ballustrade, il laisse le vent lui chatouiller la peau et il croirait presque qu’elle va débouler d’un moment à l’autre, lui raconter quelle future toile naîtra probablement de ces paysages, ces dunes qu’ils avaient visité, sa fascination pour l’inifini du désert. Mais il n’y a personne lorsqu’il rouvre les yeux. Il sait parfaitement qu’elle ne reviendra plus, que cette fois, il n’y aura pas de nouveau départ, pas de renouvellement des vœux.

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