Stress.

Et finalement, mon tour arriva. Je soufflais un long moment, en écoutant le reste de l’annonce, me rendant compte à quel point mon corps était tendu. Je m’étirais discrètement, avant de me rendre à ma place. Je la trouvais aisément, malgré le fait qu’il n’y ait encore personne d’assis à cette table. Tant mieux, en un sens. Lorsque je m’assis sur la chaise un peu bancale, tout mon corps se relâcha. Certes, cette soirée était une très bonne occasion d’avoir des infos sur Aiden, mais elle était également, et d’une manière assez surprenante, véritablement stressante. Je ne voyais pas les petites lumières qui clignotaient doucement, je ne voyais pas la décoration du lieu : pour moi, tout était trop sombre et anxiogène.
On aurait pu croire que je préférerai le noir au blanc … Je préférais les couleurs de la liberté, la lumière dans le cœur des inconnus. Je me concentrais sur les reflets d’un miroir voilé, qui me rappelaient le calme de l’après-midi, les millions d’étoiles qui flottent sur l’océan. Je me forçais à retrouver la sérénité que j’avais alors ressenti, face à cet infini calme et solitaire. Je pouvais presque entendre le vent s’engouffrer entre les rochers et les vagues s’écraser. Presque.

Je devenais une obsédée compulsive, à force de le chercher dans chaque visage que je croisais, à force de l’imaginer nébuleusement. Je supposais qu’il avait un peu de moi, vu qu’on partageait la même mère, mais un peu d’autre chose, un peu d’inconnu, suffisamment pour, peut-être, qu’il ne me ressemble absolument pas. Et s’il était mort ? Mon Dieu, je ne voulais pas évoquer cette possibilité, même si elle revenait souvent. Non. Il était là, je le sentais. Je le voulais. Il était là, point barre. Ce n’était plus qu’une question d’heures, de jours. Qui sait ?
Je me perdais dans la salle, mon regard s’arrêtant un moment sur un autre duo installé, déjà en pleine conversation animée. J’étais heureuse pour eux, si cette soirée pouvait vraiment apporter quelque chose à quelques personnes. D’autres déambulaient, le pas rapide, recherchant leur table. Recherchant une part de leur avenir, un peu d’émotions. Bon Dieu, y’en avait aucun d’angoissé comme moi ? Enfin non, pas comme moi, moi je m’en fichais de la personne en face de moi, pourvu qu’elle le connaisse. Mais non, personne à l’horizon …
Et puis, l’instant d’après, il était là. Mon partenaire pour ce début de soirée. Au moins, je n’avais pas eu le temps de perdre connaissance, de m’enfuir, de crier son nom. Je m’attardais sur les traits de son visage, fin, il avait de grands yeux, l’air plus vieux que moi. Peut-être que oui, peut-être qu’il le connaîtrait.

(Dés)enchantée.

Le type s’était … écroulé. Ecroulé, c’est un bon terme. Ou échoué, comme une baleine, un instant invisible, l’autre immanquable. Il s’était donc écroulé sur la chaise en face de moi, comme une baleine hors de l’eau qui croise une flaque de pluie. Je le laissais reprendre ses esprits – et me regarder à l’envi, visiblement – alors que je remarquais une bouteille dans sa main. Réserve de secours ? Essai à la galanterie ? Alcoolique qui ne savait pas du tout pourquoi il était là ?
Et il parla. Alors ça … il était si … différent. Différent de ce que j’aurais pu imaginer. A des milliards de kilomètres de là. Plus franc, tu meurs.
Il aurait pu être un hypothétique poète à l’eau de rose, qui embaume l’après-rasage, le genre de type avec la rose en carton entre les dents, il aurait pu être un homme marié un brin coincé et angoissé, ou au contraire, le genre carnassier, prêt à sauter (sur) n’importe quoi. Il aurait pu avoir des étoiles dans les yeux et des reflets d’or dans les cheveux, des cicatrices autour de son cœur et une petite manie à la fois agaçante et adorable, et un sourire parfait qui dévoile une ou deux fossettes. Mais …
J’avais un déchet. Bon, ok, un déchet canon, mais ça restait un déchet perdu, qui aurait perdu l’adresse de sa poubelle, une bouteille oubliée pour l’accompagner, la belliqueuse, l’effrontée. - Je suis Calliope, et pour info, t’avais pas besoin de préciser que ça te fait chier d’être là. lui appris-je avec un grand sourire. Parce que ça se voit, et merci, mais je suis autiste, pas aveugle.
Il avait lancé un regard du côté du bar, un assez long regard, mais je ne pouvais pas voir son interlocuteur. J’y pensais environ deux secondes, imaginait une forme de commentaire aussi brut que le reste de notre conversation, et fut coupée dans mon élan par l’arrivée des plats. Déjà ? Hmm … En jetant un bref coup d'oeil autour, je remarquais que nous étions définitivement les premiers servis. Je l’agaçais à ce point, ou quelqu’un d’autre était-il agacé ? …
Il sortit sa bouteille miraculée encore une fois, buvant à même le goulot, m’en proposant, m’appelant « ma belle ». Crétin.
- Je suppose que oui, alors. On a été servis plutôt vite, tu ne trouves pas ? Je pris un verre vide sur la table et le lui tendis. Je recherche un certain Aiden, tu connaîtrais personne de ce nom-là ? Par pur hasard … Et puis au moins, il saurait pourquoi je suis là … et je n’avais pas envie de lui demander plus tard, alors qu’il / nous serions bourrés, et que nous associerons l’image d’un lit moelleux à la terre battue d’un terrain vague en sortant d’ici. Je ne pourrais rien faire alors, je ne pouvais rien faire, nous étions déjà sur une pente glissante, lui surtout, et il m’embarquait, volontaire, là-dedans. Allons rendre visite aux démons angéliques faiseurs de conneries que l’on rencontre si et seulement si l’on a bu !